Une rencontre décisive : Naître et renaître
Carole Kohler - C&H 149
Une rencontre, une découverte peut bouleverser le chemin de vie.
Je voudrais témoigner de mon chemin chaotique, rugueux, sinueux concernant mon apprentissage de l’improvisation. Comment me défaire de mes blocages multiples pour avancer et grandir et peut être même naître et renaître ? Cela peut paraître simple : un désir, un engagement dans l’apprentissage, des cours de techniques musicales, et le tour est joué !
C’est sans compter les obstacles multiples qui ne vont pas manquer de surgir, les rebondissements et la naissance tarde à survenir : La gestation devient longue, très longue, de fait le travail d’accouchement n’a pas encore commencé.
J’ai alors accumulé les connaissances et essayé d’empiler les compétences, mais il me manquait quelque chose appelé « mon chant intérieur ». Rien n’émergeait en moi, trop occupée à remplir mon cerveau « note pivot, note de passage, fondamentale, tierce, quinte, 7e, 9e, cadence, tonique, sous-dominante, dominante, motif musical, rythme, jeux des accords », et les mois ont passé avec un goût amer dans la bouche qui commençait à poindre, un certain découragement naissait.
Ce chant intérieur devenait un Graal espéré, attendu, mais silencieux…
L’improvisation : un sommet inaccessible pour moi ?
L’improvisation : une naissance ou une renaissance possible ?
J’étais prête à baisser les bras.
Sur ce chemin de « chercheuse », il y a une relation qui se crée : un accueil, une écoute, un regard : Un compagnonnage en la personne de la professeure qui guide et soutient. L’écoute est une expérience personnelle, autant pour écouter que pour être écoutée, mais aussi une expérience collective.
Il y a aussi la présence du groupe, où chacun expérimente et est aussi chercheur avec sa sensibilité, ses atouts et ses écueils, ses échanges et partages. « Le plus court chemin de soi à soi passe par les autres » Paul Ricœur. Ma responsabilité est alors de démêler mes nœuds intérieurs pour imaginer un possible pour moi, un travail qui ne va pas de soi, et qui demande maturation, confiance, et parfois audace.
Mon constat est là : Je joue trop de notes sur le chromatique, comme si je voulais me prouver que je peux jouer vite, avec des automatismes, en voulant ne pas réfléchir, mais je n’entends rien par avance, je suis plutôt en train de courir un marathon (1-2//1-2//etc.), et pour en avoir couru un certain nombre, je sais faire !
Un jour, j’entends une parole de la professeure « Arrête de remplir de notes, écoute » qui se traduit immédiatement dans mon cœur : « Écoute ton cœur profond, écoute ton Dieu, libère-toi de tes chaînes et sois toi-même ».
Une parole m’est adressée à moi, une parole qui entre en résonance avec mon cœur et qui me nourrit. Dieu me parle sur mon chemin musical ; il m’appartient de me laisser faire par la Parole reçue.
C’est une invitation qui m’est faite, peut-être à retrouver mon âme d’enfant, avec une forme de naïveté, à écouter autrement.
Naître à la douceur, naître à la confiance, naître à l’enfant intérieur. Mais c’est aussi une invitation que j’entends comme « un ordre » : me relier à La Source, boire l’eau vive, goûter le bon.
Je prends alors une profonde respiration, je suis seule dans la pièce, mes mains se posent sur mon instrument et je commence à jouer, un IN-OUI est en train de se produire (comme le dit Maurice Bellet).
Mon jeu n’est plus le même, il est plus calme, plus paisible… Mes mains ne cherchent plus une note, mais elles ondulent sur les cordes dans un mouvement qui ne m’appartient pas… C’est un étonnement émerveillé et reconnaissant.
« Dès que tu penses à Dieu, en toi tu l’entends, si tu faisais silence et restais calme, il parlerait sans cesse » (Angelus Silésius, l’errant chérubinique, 1993, p. 207).
Je sens une immense paix, je vis comme une « Visitation » dans mon cœur profond, ce lieu divin, protégé, et la musique se construit indépendamment de ma volonté.
Ma pensée devient alors une voie d’accès parmi d’autres au bruit « du fin silence » (cf. 1 Rois 19, 12).
Je suis profondément touchée, émue, mes yeux se voilent, je ne distingue plus grand-chose, pourtant la musique continue je ne sais comment. C’est à la fois une émotion forte et légère, elle apparaît débordante, ardente, invincible et en même temps fragile et fugace avec la crainte de la perdre.
Une émotion de l’ordre de la joie et/ou d’un soulagement, d’une porte qui s’ouvre, une saisie de tout mon être.
Une joie qui n’est pas seulement un élan de bien-être mais aussi une dilatation du cœur.
Une joie qui vient d’une rencontre, liée à un autre que soi, une présence, un contact avec la musique.
La vie est là, il m’appartient de l’accueillir en rendant grâce de cet ailleurs inattendu et j’ai aussi à accueillir les mouvements contradictoires qui cohabitent en moi (comme la peur de ne plus maîtriser).
Je sens quelque chose de l’ordre d’une libération : « je suis venu libérer les captifs » (cf. Luc 4, 18).
Silence de la présence goûtée d’attention à l’Esprit qui habite en moi, un Esprit nouveau vers un jeu nouveau. Je suis comme une assoiffée qui a trouvé La Source, Source qui jamais ne se tarit, ni ne s’impose. Sa Parole a fécondé ma terre.
J’ai à consentir à me laisser travailler par mon chant intérieur « étonnantes sont tes œuvres, toute mon âme le sait » – (Ps 138), comme une invitation à coopérer avec mes limites, mais aussi mes compétences débutantes.
J’ai à vivre ce don reçu et à engranger dans ma mémoire du cœur « ce joyau » pour les jours de disette. J’aimerais qu’il ne puisse plus être perdu : je vis une restauration, une réhabilitation de tout mon être dans un dialogue en tête à tête. Il me revient de laisser émerger et germer ce qui a été semé ce jour-là, non pas en cessant de travailler, mais comme le paysan qui prend soin de sa terre et qui laboure, irrigue, fortifie, sème.
J’ai à goûter cette joie qui ne soit pas uniquement un élan de bien-être, mais une dimension heureuse de tout mon être, à la laisser germer, éclore et se déployer… Long chemin qui se révélera pas à pas dans une liberté nouvelle, mais qui se construit brique après brique, patiemment.